Chapitre 10

 

MOINS MALIN QU’ILS LE CROIENT

 

 

— Mon maître, il a dit qu’il fallait que je vous paie, d’accord ? dit en bavant le petit homme au teint mat. Il veut s’acquitter auprès du vôtre, d’accord ? Mon maître, il veut payer à Kohrin Soulez le droit de jouissance de l’oasis, d’accord ?

Les deux gardes de Dallabad, amusés, échangèrent un sourire et regardèrent le petit homme, qui continuait à dodeliner de la tête d’un air idiot.

— Tu vois la tour ? lança le premier en désignant la structure étincelante. C’est celle d’Ahdania Soulez, qui gouverne maintenant Dallabad.

Le petit homme fut intimidé.

— Ah-dahn-nia…, répéta-t-il lentement et précautionneusement, comme s’il cherchait si ce nom lui évoquait quelque chose. Soulez, d’accord ? Comme Kohrin ?

— C’est sa fille, oui, expliqua le garde. Va dire à ton maître qu’elle règne maintenant sur l’oasis. Et elle collecte les droits de jouissance.

— Entendu, fit le type en agitant frénétiquement la tête et en tendant une minuscule bourse. Mon maître la verra, d’accord ?

Le garde haussa les épaules.

— Peut-être. Si je lui demande.

Il tendit la main. Le petit homme la regarda sans saisir l’allusion.

— Si je trouve le temps de le lui demander, insista le garde.

— Je vous paie pour que vous alliez le lui demander ?

L’autre garde ricana, en secouant la tête, amusé par tant de stupidité.

— Tu me paies, je demande, confirma son camarade. Tu ne me paies pas, ton maître ne la verra pas.

— Mais si je vous paie, nous… il la verra ?

— Si elle en décide ainsi, répondit le premier garde. Je lui en parlerai. Je ne peux rien promettre de plus.

En hochant la tête, le petit homme baissa les yeux, comme pour mieux y réfléchir.

— Je paie.

Il tendit une autre bourse, plus légère.

Le garde l’attrapa et la soupesa en fronçant les sourcils, faisant clairement comprendre à son interlocuteur que cela ne suffirait pas.

— C’est tout ce que j’ai ! protesta le petit homme.

— Alors va en chercher plus ! lui ordonna le garde.

Énervé et inquiet, le petit homme sautilla sur place. Il tenta de reprendre la seconde bourse au garde, mais celui-ci le repoussa en prenant un air menaçant. Après un bref combat, le petit homme poussa un petit cri aigu et détala.

— Tu crois qu’ils attaqueront ? lâcha l’autre garde.

Il semblait évident, au ton de sa voix, qu’il ne paraissait pas vraiment s’inquiéter de cette éventualité.

Le matin même, une caravane de six chariots comptant vingt marchands s’était arrêtée à l’ombre des palmiers. Aucun ne paraissait inquiétant ou versé en sorcellerie. Si les nouveaux venus tentaient d’attaquer la forteresse, ils auraient au moins le mérite d’amuser les gardes assommés d’ennui, qui étaient désormais au service d’Ahdania Soulez.

— À mon avis, notre petit ami a déjà oublié sa bourse, répondit le premier soldat. Ou, du moins, il a oublié la façon dont il l’a perdue.

Son camarade gloussa. Depuis la chute de Kohrin Soulez, rien n’avait vraiment changé dans l’oasis. Dallabad restait le repaire de malandrins spécialisés dans l’extorsion de fonds… Bien sûr, le garde avertirait Ahdania que le maître de caravane désirait la voir – après tout, c’était de cette façon qu’elle parvenait à obtenir ses informations. Et il garderait l’argent soutiré au petit homme, toute cette histoire sombrerait rapidement dans l’oubli.

Vraiment, il n’y avait rien de changé sous le soleil.

 

***

 

— Kohrin est donc bel et bien mort…, lâcha Lipke, le chef de la « caravane marchande ».

Par le rabat de sa tente, il jeta un coup d’œil à la tour – source d’un grand malaise dans tout le Calimshan. Si la mort de Kohrin Soulez n’était pas en soi un événement majeur, ni la prise de pouvoir de sa fille, en revanche, les rumeurs rapprochaient ces faits d’une autre prise de pouvoir, moins mineure au sein d’une des guildes éminentes de Portcalim. Et les nombreux seigneurs de la contrée étaient sur leurs gardes.

— Sa fille lui aurait apparemment succédé, répondit Trulbul en enlevant de son dos le rembourrage qui le rendait bossu. Maudite soit-elle d’avoir pris sa place !

— À moins qu’elle ait pas eu le choix, avança un troisième larron, Rolmanet. On aurait vu Artémis Entreri en ville avec la Griffe de Charon… À en croire les ragots, Ahdania la lui aurait vendue, ou l’aurait échangée contre la magie de cette tour. Ou le tueur l’aurait prise sur le cadavre de Kohrin.

— Basadoni est forcément en cause, dit Lipke. Je connais Ahdania, elle ne se serait pas retournée contre son père au point de le précipiter dans la tombe, même pour vendre l’épée au prix fort. Dallabad ne manque pas d’or.

— Mais pourquoi la guilde Basadoni la laisserait-elle à la tête de l’oasis ? demanda Trulbul. D’ailleurs, si elle était si loyale à son père, comment serait-ce possible ? Après tout, ces gardes n’appartiennent pas à la guilde, j’en mettrais ma main au feu ! Il n’est qu’à voir leur peau hâlée par le grand soleil. Il ne s’agit pas des malfaiteurs crasseux qui grouillent dans les rues de Portcalim, mais bien de soldats de Dallabad… Kohrin Soulez traitait bien ses hommes. Les derniers de ses gardes et de ses serviteurs avaient toujours assez d’or pour parier au jeu… Tous auraient-ils subitement retourné leur veste ?

Les trois gaillards se regardèrent… et éclatèrent de rire. Au sein des confréries et des guildes du Calimshan, la loyauté restait un vain mot.

— Bon…, admit Trulbul. Mais on ne m’enlèvera pas de l’idée qu’il y a anguille sous roche. L’histoire ne se limite pas à une vulgaire révolution de palais.

— On n’en disconvient pas, répondit Lipke. Artémis Entreri porte la Griffe de Charon… Pourtant, si Ahdania Soulez avait simplement voulu accélérer les choses en prenant le pouvoir, se serait-elle si vite démunie d’un artefact aussi puissant ? N’est-elle pas particulièrement vulnérable aux représailles en ce moment ?

— À moins qu’elle ait engagé Entreri pour tuer son père, lui cédant en contrepartie la Griffe de Charon, déduisit Rolmanet en hochant la tête.

L’hypothèse, des plus plausibles, expliquerait beaucoup de choses.

— Dans ce cas, ce parricide par personne interposée aura été un des meurtres commandités les plus chers que le Calimshan ait vu depuis des siècles…, dit Lipke.

— Mais qu’envisager d’autre ? s’écria Rolmanet, frustré.

— Basadoni ! lâcha Trulbul. Ça ne peut être que ça. Après avoir étendu ses tentacules dans la ville, la guilde s’implante à la périphérie, loin des curieux. Ce sera à confirmer.

À contrecœur, ses compagnons acquiescèrent.

 

***

 

Au second niveau de la tour de cristal, Jarlaxle, Kimmuriel et Rai-guy, qui occupaient des sièges confortables, avaient suivi la discussion entre les trois éclaireurs ainsi que le soi-disant petit bossu depuis qu’il avait tendu ses bourses au garde, à l’extérieur de la forteresse, et ce grâce à un miroir ensorcelé – le fruit de la collaboration entre Rai-guy et Crenshinibon.

Le magicien se tourna vers Jarlaxle.

— Ce n’est pas acceptable ! À force de frapper vite et fort, nous attirons trop l’attention sur nous.

— Non, pas ici. Personne ne pourra nous épier dans cette tour-image de Crenshinibon, transmit par télépathie Kimmuriel à Rai-guy.

À la périphérie de son champ de conscience, il sentit l’Éclat de cristal tenter de s’infiltrer dans ses pensées… Les avertissements de Yharaskrik en tête, et préférant ne pas révéler sa véritable nature à Crenshinibon pour le moment, il préféra cesser toute activité télépathique.

— Qu’allez-vous faire d’eux ? demanda Rai-guy, radouci.

D’un regard discret, il confirma à Kimmuriel qu’il avait reçu le message et en tiendrait compte.

— Les éliminer, raisonna le psionique.

— Les assimiler, rectifia Jarlaxle. Ils sont une vingtaine, sans doute liés à d’autres guildes. Ils feront de bons espions.

— Trop risqué, objecta Rai-guy.

— Ceux qui se soumettront à la volonté de Crenshinibon nous serviront, insista Jarlaxle avec le plus grand calme. Les autres seront exécutés.

Sceptique, Rai-guy allait revenir à la charge quand, d’une main posée sur son avant-bras, Kimmuriel le rappela à la circonspection.

— Vous vous en occuperez, Jarlaxle ? demanda le psionique. Ou préféreriez-vous qu’on envoie des soldats les capturer et les traîner en jugement devant l’Éclat de cristal ?

— De la tour, l’artefact peut atteindre leur esprit, répondit le chef des drows. Les envoûtés tueront d’eux-mêmes les réfractaires.

— Et si ceux-là sont plus nombreux ? lança Rai-guy.

Se levant, Kimmuriel lui fit de nouveau signe de ne pas insister. Cette fois, le psionique se leva et proposa au magicien de le suivre à l’écart.

— Avec la prise de pouvoir d’Ahdania et la présence incontournable de cette nouvelle tour, nous devrons rester sur nos gardes, ajouta le Kimmuriel.

Jarlaxle hocha la tête.

— Crenshinibon ne baisse jamais la sienne.

Kimmuriel cacha derrière son sourire une nervosité croissante. Les « assurances » de son chef lui confirmaient que les sombres prédictions de Yharaskrik à propos du terrible Éclat de cristal étaient fondées.

Le magicien et le psionique laissèrent Jarlaxle en compagnie de son nouveau partenaire, l’artefact doué de conscience.

 

***

 

Aveuglés par la lueur du soleil, Rolmanet et Trulbul sortirent de la tente en cillant. Sans grand enthousiasme, leurs camarades étrillaient les chevaux, brossaient les chameaux et remplissaient les outres en vue du trajet restant jusqu’à Portcalim.

D’autres auraient dû patrouiller aux abords du bivouac – en comptant les sentinelles de Soulez en poste autour de la forteresse. Mais les dix-sept hommes présents regardaient Rolmanet, l’air inquisiteur.

L’un d’eux en particulier attira son attention.

— N’a-t-il pas déjà rempli ces outres ? souffla Rolmanet. Et ne devrait-il pas être en train de compter les sentinelles, sur les remparts est de Dallabad ?

Il se tourna vers son compagnon.

Une sérénité béate s’afficha sur les traits de Trulbul, qui demeurait immobile, contemplant la tour de cristal de ses yeux noirs.

— Trulbul ? s’enquit Rolmanet en s’approchant de l’homme, sentant que quelque chose ne tournait pas rond.

Mais il se ravisa et préféra s’en écarter.

— Rolmanet, n’entendez-vous pas… ? La musique…

— La musique ?

Étonné, Rolmanet tendit l’oreille, son attention rivée sur la tour de cristal.

— Quelle belle musique ! s’exclama Trulbul d’une voix forte.

D’autres hommes hochèrent la tête avec conviction.

Au prix d’un gros effort, Rolmanet conserva son calme. Soudain, il entendit à son tour une petite mélodie subtile, pleine de promesses de richesse et de puissance…

Elle exigeait la loyauté.

— Je reste à Dallabad, annonça Lipke à la ronde en émergeant de sa tente. Elle nous offrira plus que le Pacha Broucalle.

Malgré lui, Rolmanet écarquilla les yeux. Il dut se faire violence pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Il hoqueta. Tout lui parut soudain limpide.

Un envoûtement ! Il n’y avait pas d’autre explication… Les ennemis étaient changés en alliés.

— Quelle belle musique, soupira de nouveau un homme.

— Rolmanet, vous l’entendez ? demanda Trulbul.

L’homme lutta pour se composer un air serein avant de se tourner vers son ami.

— Non, répondit Lipke de loin, avant même que Rolmanet ait terminé de se tourner. Il ne voit pas ce qui nous tend les bras. Il nous trahira !

— C’est un sortilège ! s’écria Rolmanet en dégainant son cimeterre. Un magicien cherche à nous envoûter ! Luttez, mes amis ! Ne vous laissez pas faire…

Épée haute, Lipke se jeta sur lui. Il para avec adresse. Avant même qu’il ait pu tenter de riposter, Trulbul bondit aux côtés de Lipke et l’attaqua à son tour, le visant au cœur.

— Vous ne comprenez pas ? rugit Rolmanet, échappant de peu au coup mortel.

Il recula en regardant autour de lui, en quête d’alliés et en tâchant de s’éloigner de ses assaillants… Tous étaient soudain devenus ses ennemis. Près du point d’eau, il vit un groupe de possédés bourrer de coups de pied et de poing un pauvre diable qui gisait sur le sable. Ils lui reprochaient de ne pas entendre la musique et de vouloir les trahir…

Un autre réfractaire prenant la fuite, les possédés abandonnèrent leur victime pour se lancer à sa poursuite.

Une troisième escarmouche éclata de l’autre côté.

Rolmanet revint à ceux qui le menaçaient – ces deux hommes étaient ses plus proches amis depuis des années.

— On vous abuse ! C’est un sortilège ! Vous ne vous en rendez pas compte ?

D’une feinte suivie d’un estoc vicieux, Lipke faillit lui faire perdre l’équilibre. Et poussa son avantage par une nouvelle attaque frontale.

Soudain, Trulbul s’interposa, bloquant son coup mortel.

— Attendez ! s’écria-t-il à l’homme pour le moins surpris. Rolmanet dit vrai ! Examinez de plus près ces belles promesses, je vous en prie !

Entièrement soumis à Crenshinibon, Lipke s’arrêta pour mieux tromper la vigilance de Trulbul et le laisser croire qu’il échappait à l’envoûtement. Dès que Trulbul baissa sa garde en souriant, Lipke se jeta sur lui et l’égorgea.

Lorsqu’il se retourna, Rolmanet détala en direction des chevaux attachés près du point d’eau.

— Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! s’écria Lipke en s’élançant à ses trousses.

D’autres convergèrent vers le fuyard pour tenter de lui barrer la retraite. Mais Rolmanet réussit à sauter en selle et à tourner bride.

Les sabots de l’animal firent voler le sable à la ronde. Bon cavalier, Rolmanet fut vite hors d’atteinte.

Il quitta précipitamment Dallabad, sans tenter de sauver l’autre récalcitrant qui allait bientôt succomber. Non, Rolmanet tira tout droit, le plus vite possible, et fonça au triple galop sur la voie sablonneuse en direction de la lointaine Portcalim.

 

***

 

Alimenté en pouvoir par Jarlaxle et Crenshinibon, le miroir magique suivit la retraite du fuyard.

Le mercenaire sentit la montée de l’énergie surnaturelle, au sein de la tour de cristal. Un léger bourdonnement, à mesure que la structure accumulait la lumière, la canalisant dans une série de prismes et de miroirs jusqu’à sa pointe… Le drow comprit les intentions de Crenshinibon. Vu les implications qu’entraîneraient des fuites, ça paraissait une mesure logique.

— Ne le tue pas ! ordonna néanmoins Jarlaxle – même si, au fond, il ignorait la raison de cette réticence. Cet homme n’apprendra rien à ses supérieurs qu’ils ne sachent déjà. Les espions n’ont aucune idée de l’origine véritable du nouveau pouvoir à Dallabad… Ils penseront seulement à quelque magicien…

L’énergie continuait à s’accumuler. L’artefact ignorait le drow, coupant court à tout débat.

Jarlaxle baissa les yeux sur le miroir où le cavalier terrifié continuait à avaler la distance… Plus il y pensait et plus il était convaincu qu’il était dans le vrai. Il n’y avait aucune raison valable de foudroyer le fuyard. Mieux, le laisser retourner vers ses maîtres pour qu’il leur fasse part de ce cuisant échec servirait Bregan D’aerthe. On n’avait pas envoyé de petites pointures pour une mission de cette importance… La façon dont ces espions de valeur avaient été magistralement dominés impressionnerait à juste titre. Peut-être assez pour que les autres pachas se décident à venir parlementer à Dallabad avec le nouveau pouvoir en place…

Jarlaxle transmit ses arguments à l’Éclat de cristal, lui redemandant de suspendre son action dans l’intérêt général.

Et, en secret, simplement parce qu’il ne tenait pas à verser le sang sans raison.

L’accumulation d’énergie allait atteindre un seuil critique…

— Assez ! cria Jarlaxle. Non !

— Qu’y a-t-il, chef ? lança Rai-guy en accourant avec son acolyte.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans la pièce, Jarlaxle, visiblement furieux, fixait le miroir magique.

Qui s’embrasa… L’éclair aveugla les drows, blessant leurs yeux sensibles autant que l’aurait fait la lumière du soleil. Un rayon d’énergie pure jaillit de la pointe de la tour pour foudroyer le cavalier et sa monture et les envelopper d’une lueur jaune pâle.

En un clin d’œil, l’homme et la bête furent réduits en cendres et se confondirent avec les sables du désert.

Mâchoires serrées, Jarlaxle ferma les yeux et ravala un cri de rage.

— Impressionnant, commenta Kimmuriel.

— Quinze espions ont rallié notre cause, ajouta Rai-guy. Les cinq autres sont morts. Victoire complète !

Jarlaxle n’en était pas si sûr. Mais il se composa une mine sereine – à des lieues de ses sentiments véritables – avant de se tourner vers ses lieutenants.

— Crenshinibon sélectionnera les plus malléables avant de les renvoyer au sein de leurs guildes respectives avec une version des faits plausible. Les autres seront dûment interrogés – ils se soumettront de leur plein gré à toutes nos questions –, et nous saurons tout sur ceux qui prétendaient nous espionner.

Le regard qu’échangèrent ses lieutenants ne lui échappa pas. Ils l’avaient vu troublé en revenant… Ce qu’ils en déduiraient, Jarlaxle l’ignorait. Mais pour l’instant, il était loin d’être ravi.

— Entreri est de retour à Portcalim ?

— Dans la maison de la guilde, répondit Kimmuriel.

— Où nous devrions tous être, décida Jarlaxle. Nous soumettrons nous-mêmes les nouveaux arrivants à un interrogatoire, puis nous les livrerons à Ahdania. Laissons ici Berg’inyon et un petit contingent pour veiller au bon déroulement de nos opérations.

Ses lieutenants échangèrent un autre regard – sans émettre de commentaire. Puis ils s’inclinèrent et s’éclipsèrent de nouveau.

Dans le miroir, leur chef contempla les os calcinés du cheval et de Rolmanet, épars sur les dunes.

— C’était nécessaire, murmura Crenshinibon dans la tête de Jarlaxle. Il aurait trop attiré l’attention et incité nos ennemis à mieux préparer leurs offensives suivantes. Attendons d’être fin prêts.

Jarlaxle vit clair dans son petit jeu. Crenshinibon se moquait éperdument d’« attirer l’attention » ; il ne craignait rien ni personne. Dans son arrogance, il se croyait capable de soumettre n’importe quelle armée et de décider à sa guise de ses mouvements… Combien d’êtres l’Éclat de cristal pouvait-il réellement plier à sa volonté ? Des centaines ? Des milliers ? Des millions ?

« Entendant » le drow, l’artefact lui transmit une vision – pas d’un quartier de Portcalim ni de Portcalim la ville tout entière, mais du royaume.

Jarlaxle se focalisa sur son bandeau afin de diminuer sa connexion avec Crenshinibon et tenta, dans la mesure du possible, de garder ses réflexions pour lui.

Non, si l’artefact avait tué le fuyard en mobilisant son énergie, ce n’était pas par peur des conséquences… Il ne l’avait pas supprimé non plus avec une telle puissance parce qu’il n’était pas d’accord avec les arguments de Jarlaxle.

Il l’avait foudroyé précisément parce que Jarlaxle lui demandait de s’abstenir. À ses yeux, le drow avait outrepassé les limites du partenariat en tentant de s’imposer.

Une chose qu’il ne permettrait jamais.

Mais s’il pouvait si vite rejeter les demandes de Jarlaxle… serait-il capable, lui, de respecter ses propres limites ?

La question n’avait rien de réconfortant pour un drow qui, toute sa vie, avait obstinément refusé la servitude – fût-elle imposée par sa propre mère.

 

***

 

— Nous avons sous notre coupe de nouveaux associés qui renforcent nos positions, ironisa Rai-guy dès qu’il fut seul avec Kimmuriel et Berg’inyon.

— Nos rangs grossissent, renchérit ce dernier, mais le risque d’être découvert augmente en proportion.

— Et celui d’être trahi, renchérit Kimmuriel. Pourtant sous l’influence de l’artefact, une de nos toutes nouvelles « recrues » s’est retournée contre nous dès la première échauffourée. La domination de Crenshinibon n’est pas absolue. À chaque soldat qu’on attire de force dans nos rangs, nous aggravons le risque de provoquer des querelles intestines. Même si nous parlons de simples humains, on ne peut écarter la possibilité que l’un d’eux brise l’envoûtement, s’échappe et aille raconter la vérité à propos de la nouvelle guilde Basadoni et de Dallabad aux autres organisations.

— Nous étions tombés d’accord sur les conséquences que cela aurait si Bregan D’aerthe était percée à jour, ajouta Rai-guy d’un ton sinistre. Ce groupe est venu à Dallabad dans l’intention précise de trouver des réponses, et plus longtemps nous parviendrons à maintenir notre couverture, moins nous risquerons de nous faire démasquer. Dans cette quête stupide d’expansion, nous perdrons notre anonymat.

Les deux autres demeurèrent silencieux durant un long moment. Puis, Kimmuriel demanda à mi-voix :

— Allez-vous en parler à Jarlaxle ?

— Le devrions-nous ? lâcha Rai-guy, sarcastique. Ne vaudrait-il pas mieux s’adresser au vrai maître de Bregan D’aerthe ?

L’audacieuse déclaration fut suivie d’un long silence.

Les choses étaient désormais très claires : Jarlaxle avait cédé le pouvoir à un artefact doué de conscience.

— Il serait peut-être temps de revoir nos plans, admit Kimmuriel d’un air grave.

Rai-guy et lui servaient sous les ordres de Jarlaxle depuis de nombreuses années. Et tous deux pesaient à leur juste valeur les implications de la remarque. Arracher Bregan D’aerthe à Jarlaxle reviendrait à vouloir arracher sa Maison à Matrone Baenre du temps où elle régnait en tyran absolu… De plus d’une façon, avec sa ruse, ses défenses subtiles et son incroyable sagacité, Jarlaxle serait un adversaire tout aussi formidable.

Mais la réalité s’imposait… Une révolution de palais était en cours depuis que la Maison Basadoni tentait de s’étendre.

— Une de mes sources pourrait nous en apprendre davantage sur l’Éclat de cristal, dit Kimmuriel. Il existe peut-être un moyen de l’anéantir ou au moins de diminuer ses pouvoirs. Nous pourrions alors en faire part à Jarlaxle.

Rai-guy et Berg’inyon échangèrent des coups d’œil, puis ils acquiescèrent d’un air grave.

 

***

 

Artémis Entreri commençait à comprendre ce qui couvait. Et ce qui menaçait Jarlaxle le mettait lui aussi en péril. Peu après le retour à Portcalim de la majorité des elfes noirs, il apprit l’incident de Dallabad. Et de toute évidence, l’état-major de Jarlaxle n’appréciait pas ces récents développements.

Pas plus qu’Entreri… Rai-guy et Kimmuriel avaient de solides motifs d’insatisfaction. La politique expansionniste de Jarlaxle entraînait Bregan D’aerthe sur une pente très glissante. Quand la vérité s’ébruiterait – une chose inévitable, de l’avis d’Entreri –, les drows feraient l’unanimité contre eux. Les guildes, les seigneurs et toutes les autorités du royaume se ligueraient contre un si grave danger. D’autant que les elfes noirs détenaient l’Éclat de cristal…

Certes, Jarlaxle était un fin renard et ses mercenaires de redoutables combattants… Mais nul n’était invulnérable. Tôt ou tard, les drows succomberaient sous le nombre.

Non, il était peu probable que cela se produise. Entreri n’en doutait pas, Kimmuriel et Rai-guy ne tarderaient plus à se dresser contre leur chef. Chaque heure, leur front se plissait davantage. Chaque jour, leurs critiques s’enhardissaient.

À la réflexion, Entreri se demanda si cette situation explosive n’était pas orchestrée par Crenshinibon lui-même. Lolth en personne agissait souvent en sous-main au sein des dynasties de Menzoberranzan. L’artefact avait-il décidé qu’un des lieutenants de Jarlaxle, plus doué en magie, ferait un meilleur sujet ? Fallait-il voir dans tout ça son influence pernicieuse ?

Quoi qu’il en soit, Entreri devenait vulnérable. Même compte tenu de ses artefacts magiques. Sous quelque angle qu’il envisage la situation, Jarlaxle restait la clé de voûte de sa survie.

Le tueur tourna dans une avenue familière et la remonta discrètement, progressant au maximum dans les zones ombragées. Comment ramener Jarlaxle à la raison et lui rendre toute sa puissance ? Il avait besoin de lui à la tête de Bregan D’aerthe… Pas uniquement en tant que stratège, mais également comme chef spirituel. Alors, seulement, il pourrait éviter un renversement de pouvoir – une catastrophe pour lui.

Il devait absolument renforcer la position de Jarlaxle – avant de fuir loin des drows et de leur amour insensé de l’intrigue.

À l’entrée du Cuivre Ante, les videurs l’informèrent que Dwahvel l’attendait dans l’arrière-salle. Ainsi qu’il le constata vite, elle était déjà au courant des derniers événements survenus à Dallabad… Secouant la tête, il se rappela qu’il ne devait pas s’en étonner. Après tout, ne puisait-il pas, avec Dwahvel, dans un puits de science ?

— C’était la Maison Broucalle de Memnon, lança la halfeline dès qu’il l’eut rejointe.

Il s’installa sur les coussins disposés par terre, face à elle.

— Sa réaction n’aura pas traîné…

— En plein désert, la tour de cristal brille comme un phare… Avec leur amour forcené du secret, pourquoi vos alliés attirent-ils tant l’attention sur eux ?

Si Entreri ne répondit pas, son expression éloquente trahit l’essentiel de ses sentiments sur la question.

— Ils se fourvoient… Alors qu’ils ont comme superbe couverture à leurs exotiques activités souterraines la Maison Basadoni… Pourquoi risquer de provoquer une guerre qu’ils perdraient à tous les coups ?

Le tueur ne dit toujours rien.

— Ou était-ce l’objectif des drows en venant à la surface ? s’inquiéta Dwahvel. Étiez-vous aussi mal informé sur la nature de Bregan D’aerthe, amené à croire qu’il s’agissait uniquement d’enrichissement mutuel, alors que ces mercenaires sont en fait un corps expéditionnaire chargé de préparer le terrain à une invasion en règle ?

Entreri secoua la tête.

— Je connais bien Jarlaxle. Il est venu ici par appât du gain, comme toujours. Je le vois mal s’engager dans un corps expéditionnaire voué au désastre. Jarlaxle n’est en aucune façon un seigneur de guerre. Un mercenaire dans l’âme, ça, oui. Il se soucie de la gloire comme d’une guigne. Son confort, en revanche…

— Pourtant, il flirte avec le désastre en érigeant un monument aussi visible que cette tour… (Dwahvel pencha sa tête ronde et scruta attentivement l’humain.) Quoi ?

— Que savez-vous de Crenshinibon ? L’Éclat de cristal ?

La halfeline leva les yeux en prenant un air songeur, puis, après un moment, elle secoua la tête.

— Pas grand-chose, admit-elle. À part ses images sous forme de tours…

— Cet artefact doué de conscience est d’une puissance redoutable. Et je ne suis pas certain que ses buts coïncident avec ceux de Jarlaxle.

— Beaucoup d’artefacts ont leur volonté propre. C’est rarement une bonne chose.

— Apprenez tout ce que vous pourrez sur le sujet, et vite, avant qu’un malheur fonde sur Portcalim… (Il marqua une pause et songea à la meilleure façon d’éclairer Dwahvel au sujet des derniers événements.) Essayez de découvrir comment Drizzt en était venu à posséder l’Éclat de cristal et…

— Par les Neuf Enfers, c’est quoi un Drizzt ?

Entreri s’apprêta à lui donner des explications, mais il s’interrompit et éclata de rire. Il oubliait parfois à quel point le monde était vaste…

— Un autre elfe noir. Mort, celui-là.

— Ah, oui… Votre rival. Vous l’appeliez Do’Urden.

— Oubliez-le, comme je l’ai fait. J’en parle uniquement parce que c’était lui qui le détenait avant que les mercenaires de Jarlaxle le récupèrent. L’un d’eux avait pris l’apparence d’un prêtre renommé, un certain Cadderly je crois, résidant du côté des montagnes Floconeigeuses.

— C’est loin…

— Oui, mais le voyage en vaut la peine. Et qu’importe la distance quand on est un magicien ?

— Celui-là risque de vous coûter cher.

D’une détente des jambes qui eût été difficile à un combattant aguerri moitié plus jeune que lui, Entreri se redressa d’un bond, dominant Dwahvel de toute sa hauteur…

Puis il se pencha pour lui tapoter l’épaule.

De sa main gantée.

Elle comprit le message.

Serviteur du Cristal
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